Jean-Gabriel Périot – Portrait, le monde

 

Un jour j’arrivai dans le sous-sol d’un café,  en plein centre de Toulouse, et je découvrais seule, assise dans un transat, l’installation 21.04.02. Trois écrans, des images disparates, intime et collectif rassemblés, des paroles de gens de la rue, des slogans d’hommes politiques et du Front National… Des rapprochements improbables, des moments mémorables, des fragments de mémoire, de petites histoires, et la grande Histoire… Une tentative de partager des sensations avec l’autre. J’avais le sentiment de découvrir dans un élan, d’empathie l’œuvre de Jean-Gabriel Périot dans son ensemble, avec l’étrange sensation de déjà le connaître un peu.

 

L’histoire en marche

Jean-Luc Godard, au début des années 1980, période charnière dans sa carrière et dans sa vie, quitte l’histoire “ à pas précipités ” pour entrer dans l’histoire “ à pas lents ”. Nouvelle phase qui, contrairement à l’action immédiate face aux événements que l’on est en train de vivre, nécessite le recul de la réflexion. Plus de témoignage “ à vif ”, mais bel et bien un questionnement rétrospectif. Pour tenter de mettre à jour ce que l’on ne voit pas du premier coup d’œil, emporté par le tourbillon de la réalisation. Une démarche qui reste cependant toujours au service d’une colère sous-jacente : Ami, entends-tu le vol noir des corbeaux sur la plaine ? Le fait que Jean-Gabriel Périot emprunte ce vers au chant des partisans pour l’une de ses installations n’est pas innocent.

Le réalisateur, proche de cette seconde vitesse de l’histoire, n’est pas un vidéaste de l’instant, du tourné-monté sur le vif. L’essentiel de son travail consiste en une immense collecte. Travail de recherche et d’archivage d’images (beaucoup de photographies personnelles et d’images prises sur internet) qu’il faudra ensuite recycler, organiser pour provoquer, par l’émotion, un sens caché, faire surgir cette troisième image chère à Godard et à ses héritiers. Mais cette dernière n’est pas nécessairement une affirmation, elle est même très souvent une interrogation, question posée sur l’humain et sa manière souvent paradoxale d’appréhender le monde dans lequel il vit. L’installation Désigner les ruines est construite sur ce modèle : images d’hommes, de femmes récupérées sur internet, associées à des citations d’auteurs lus par le réalisateur (Kafka, Primo Levi, Karl Marx, Armand Gatti…) Étrangement les visages sourient, tandis que les pensées semblent insurmontables… Jean-Gabriel Périot, (p)artisan de l’hybridation, remixe la mémoire, pour provoquer le sentiment, et faire ressurgir l’imag(e)ination. Provoquer et faire réagir.

Questionner l’humain et ses paradoxes. Questionner la mémoire fragmentée, poser la question de la ruine et de la reconstruction. Questionner l’intime, questionner le corps social, replacé dans l’Histoire… son rapport au monde, au temps.

Contre l’intolérance, sous toutes ses formes. Contre le principe des idées reçues. Contre les stéréotypes. Il faut s’armer de sens critique. Même si cela comporte des risques.

Avec des armes telles que l’ironie (« Pour être un homo heureux, faites comme moi devenez hétéro : l’hétérosexualité c’est l’avenir pour tous les gays », slogan qui clôt le film Avant j’étais triste), le renversement de l’accusation (à aucun moment révisionnisme), une insistance qui frôle l’irrespect de l’Histoire (par l’utilisation du ralenti, d’autant plus fort qu’il fait suite à toute une série d’images accélérées), au risque de l’incompréhension de ses contemporains. Et la manière de procéder dérange. Eût-elle été criminelle… L’emploi du conditionnel passé nous met face à nos propres contradictions. Les images de la guerre, meurtrière (comme le sont toutes les guerres), la victoire des alliés… Puis ces Français qui vont alors raser toutes ces femmes françaises accusées d’avoir couché avec des Allemands, et les humilier. Jean-Gabriel Périot ne fait à aucun moment le rapprochement avec le geste, tellement incomparable, des camps de concentration (pas d’image montrée en parallèle), comme ne le faisaient certainement pas les hommes de l’époque. Paradoxalement, c’est nous même qui le faisons, rétrospectivement, et c’est ce qui fait la force du film : car n’est-ce pas déjà au plus petit geste d’intolérance qu’il faudrait s’inquiéter des débordements à venir ? Et même… même si ces femmes avaient été les responsables de ces crimes dont on les accuse… fallait-il en arriver là ? Les deux histoires se superposent ici (par le travail du montage) et l’histoire à pas précipités (le film réalisé simultanément à l’acte) semble répondre par l’affirmative… tandis que l’histoire à pas lents (la revisite du film d’alors appuyée par le rapport accéléré/ralenti) questionne violemment (les héros n’ont-ils jamais rien à se reprocher ?), sans pour autant donner de réponse. Car de réponses justes nous n’en avons pas, tant il est impossible de juger certains actes.

 

L’Homme et sa complexité : Ecce Homo

L’homme n’est pas infaillible et cela dérange. Mais quelle est donc cette victoire de la lutte des classes annoncée dans le titre anglais We are winning don’t forget? Des hommes sur leur lieu de travail, puis dans la rue, défilés s’accélérant pour en arriver aux émeutes des manifestations anti G8 à Gènes en Italie où l’on retrouve l’image devenue icône de ce jeune manifestant, écrasé par les carabinieri, étendu inerte dans une mare de sang.

L’intime et le collectif sont inséparables, parties d’un tout qui fait sens (la fameuse troisième image…) L’homme vit dans le monde et le monde fait partie de sa vie. 21.04.02 (il existe une version installation et une version film) en est l’exemple le plus frappant. Une date pour deux événements : la fête d’anniversaire du réalisateur, organisée par ses amis et le premier tour des élections présidentielles de 2002 en France. Jean-Gabriel Périot fait usage de résidus de la société et de son quotidien (le nôtre aussi ?), motifs aussi disparates que concomitants (images publicitaires, discours politiques, images de la vie, anniversaires, fragments de films, tableaux, stars, hommes politiques…) pour exprimer un ressenti du monde. Horreur, absurdité et surenchère.

Que reste-t-il de l’humain ?… Une cicatrice qu’il faut soigner, des lentilles, un dentier (Journal intime). Un corps mort, baignant dans son sang, à la fin d’une manif… (We are winning don’t forget). Des corps mécaniques baisant avec la même cadence que des machines (Lovers) ? « It’s a World Wide Suicide » nous lance le groupe Pearl Jam comme cri d’alarme qui rejoint les interrogations en forme de mise en garde de Jean-Gabriel Périot : « Nous n’aurons pas de lendemains qui chantent. / Nous ne vivons pas une époque formidable. / Etait-ce mieux avant ? » (Undo). Comment alors retrouver l’amour, seul capable de nous sauver ? Il était pourtant bien présent au début de Lovers dans un geste, un regard… Tout cet amour remplacé par la mécanisation, par le rythme de plus en plus soutenu des images qui défilent inlassablement, envahies par la peur, peur de l’immobilité, peur de la mort. Sur nous s’élève soudain la colère balayant sur son passage tout être vivant. Dies Irae, montage de routes urbaines, de campagnes, chemins, forêts, souterrains, tunnels, malgré l’apparition furtive de quelques villes et des habitants, a balayé toute trace d’humain. Faire table rase pour repartir sur de bonnes bases ? Quête de sens, recherche d’une voie à suivre ? Repartir en arrière, avant même la création du monde (Undo) ? La question est posée, mais les choix sont difficiles. Et pour tant, il faut avancer, il est impossible de s’arrêter. Le temps défile à l’instar de ces images mouvantes, infiniment. Il faut malgré tout poursuivre la route, coûte que coûte. En dépit des erreurs passées et à venir, contre toutes les intolérances.

 

par Emmanuelle Sarrouy
Turbulences vidéo # 53, octobre 2006.
Pesaro Mostra di cinema, 2007
endogene, 2011 (www.endogene.fr/texte-periot.htm)